CLAUSES ABUSIVES. INTERDICTION. POUVOIR DU JUGE
Lorthioir, Minit Foto c. Baucheron
Civ. 1re, 14 mai 1991
Commentaire tiré de DALLOZ
(D. 1991. 449, note Ghestin et Somm. 320, obs. Aubert, JCP 1991. II. 21763, note Paisant, CCC 1991, no 160, note Leveneur, Defrénois 1991. 1268, obs. Aubert, RTD civ. 1991. 526, obs. Mestre)
Lorthioir, Minit Foto c. Baucheron
C’est à bon droit qu’un tribunal d’instance décide que revêt un caractère abusif, et doit être réputée non écrite, la clause figurant sur un bulletin de dépôt de diapositives exonérant le laboratoire de toute responsabilité en cas de perte des diapositives, une telle clause procurant un avantage excessif à l’entrepreneur dépositaire, celui-ci du fait de sa position économique se trouvant en mesure de l’imposer à sa clientèle.
Faits. — Un particulier avait confié au magasin Minit Foto dix-huit diapositives en vue de leur reproduction sur papier. Le reçu constatant le dépôt contenait une clause exonérant le laboratoire de toute responsabilité en cas de perte des clichés. Cette éventualité s’étant réalisée, le laboratoire entendait s’abriter derrière cette clause pour faire échec à l’action en responsabilité introduite par son client devant le tribunal d’instance de Béthune, compétent ratione materiae en raison de la modicité de l’enjeu du procès. Le tribunal, après avoir constaté que cette clause procurait un avantage excessif au laboratoire et revêtait un caractère abusif, la déclara non écrite et condamna le laboratoire à réparer le préjudice subi par son client. Rendu en premier et dernier ressort, ce jugement fut frappé d’un pourvoi en cassation.
ARRÊT
La Cour; — Sur le moyen unique, pris en ses deux branches : — Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que, le 4 février 1989, M. Baucheron a confié au magasin Minit Foto de Béthune, succursale de la société Minit France, dix-huit dia- positives en vue de leur reproduction sur papier ; que ces diapositives ayant été perdues, le jugement attaqué (TI Béthune, 28 sept. 1989) a condamné la société Minit France à payer à M. Baucheron la somme de 3 000 F en réparation de son préjudice;
— Attendu que la société Minit France fait grief au jugement d’avoir ainsi statué, alors, selon le moyen, d’une part, que l’entrepreneur-dépositaire est tenu d’une obligation de moyen, en ce qui concerne la conservation de la chose qui lui a été confiée en vue de l’exécution d’un travail; qu’en se bornant à affirmer, sans s’expliquer sur ce point, que le magasin Minit Foto était tenu d’une obligation de résultat, le jugement attaqué a privé sa décision de base légale au regard des articles 1137, 1787 et 1927 et suivants du Code civil; et alors, d’autre part, que sont licites les clauses susceptibles d’atténuer ou de diminuer la responsabilité du locateur; qu’en se contentant d’affirmer, sans s’expliquer davantage sur ce second point, que la clause de non-responsabilité, figurant sur le bulletin de dépôt des diapositives, apparaissait comme une clause abusive, inopposable à un client de bonne foi, le tribunal d’instance n’a pas légalement justifié sa décision au regard des mêmes textes;
— Mais attendu, d’abord, selon l’article 1789 du Code civil, que le locateur d’ouvrage est tenu de restituer la chose qu’il a reçue et ne peut s’exonérer de sa responsabilité que par la preuve de l’absence de faute; que, dès lors, le jugement attaqué, d’où il résulte que la cause de la disparition des diapositives est inconnue, est légalement justifié, abstraction faite du motif surabondant relatif à l’obligation de résultat, critiqué par le moyen;
— Attendu, ensuite, qu’ayant relevé que la clause figurant sur le bulletin de dépôt exonérait le laboratoire de toute responsabilité en cas de perte des diapositives, le jugement attaqué, dont il ressort qu’une telle clause procurait un avantage excessif à la société Minit France et que celle-ci, du fait de sa position économique, se trouvait en mesure de l’imposer à sa clientèle, a décidé à bon droit que cette clause revêtait un caractère abusif et devait être réputée non écrite; d’où il suit que le moyen ne peut être retenu en aucune de ses deux branches;
— Attendu que M. Baucheron sollicite l’allocation d’une somme de 4 000 F, sur le fondement de l’article 700 du nouveau Code de procédure civile; qu’il y a lieu de faire droit à cette demande; — Par ces motifs, rejette…
OBSERVATIONS
1 Conçu comme le fruit d’une libre discussion entre personnes égales, le contrat ne pouvait, dans la conception des rédacteurs du Code civil, conduire qu’à des rapports justes. Chaque individu étant le meilleur juge et donc le meilleur législateur de ses intérêts, comment aurait-il pu consentir à un contrat qui lui porte préjudice ? C’était oublier qu’égaux en droit, les hommes ne le sont pas en fait. Puissants et humbles, riches et pauvres, habiles et maladroits, sachants et ignorants coexistent dans toute société. La liberté contractuelle devient alors le moyen pour les premiers d’imposer aux seconds des conditions draconien-nes. Encore discret au début du siècle dernier, ce danger n’a cessé de croître du fait d’une concentration industrielle et commerciale toujours plus grande. C’est pourquoi, certains auteurs ont dénoncé, il y a tout juste un siècle, la menace que représentaient pour la justice contractuelle les contrats d’adhésion (Saleilles, De la déclaration de volonté, Contribution à l’étude de l’acte juridique dans le Code civil allemand, 1901, nos 89 s., p. 229 s.; pour une présentation de la pensée de Saleilles, v. F. Chénédé, « Raymond Saleilles, le contrat d’adhésion », RDC 2012. 1017). Bien loin d’être précédée d’une libre discussion, comme le voulait la conception classique, la conclusion du contrat résulte alors de l’adhésion, d’où son nom, de la partie économiquement faible au projet prérédigé que lui présente la partie forte (sur cette notion, v. not. G. Berlioz, Le contrat d’adhésion, 2e éd., Paris 1976; Flour, Aubert et Savaux, Les obligations, vol. 1, nos 177 s.; Ghestin, La formation du contrat, nos 94 s.; Terré, Simler et Lequette, Les obligations, nos 188 s.). Afin de lutter contre ce danger, il a été suggéré que le juge devrait être investi, à propos de ces contrats, d’un droit de contrôle qui lui permettrait de dénier effet aux dispositions abusives. L’exemple de la jurisprudence allemande, qui a élaboré un système de protection contre les clauses abusives (v. Rieg, « La lutte contre les clauses abusives des contrats, Esquisse comparative des solutions allemande et française », Études Rodière, 1981, p. 221 s.), était invoqué pour montrer que les juges français auraient sans doute pu découvrir dans certaines dispositions du Code civil, et notamment dans l’article 1134, alinéa 3 qui prévoit que les conventions doi- vent être exécutées de bonne foi, la source d’un tel pouvoir. Mais, ici comme en d’autres domaines — révision pour imprévision (infra, no 165), clause pénale (infra, no 168) —, la haute juridiction a fait preuve d’une certaine réserve.
Face à ce constat, une intervention du législateur était souhaitée afin qu’il accorde au juge les pouvoirs que celui-ci n’avait pas su découvrir dans les tex- tes existants. Tel fut, à propos des clauses pénales, l’objet de la loi du 9 juillet 1975 qui permet au juge de « modérer ou (d’) augmenter la peine […] convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire ». Tel était également l’objet initial du projet qui devait aboutir au vote de la loi no 78-23 du 10 janvier 1978 dont le chapitre IV traite de « la protection des consommateurs contre les clauses abusives » et dont les dispositions ont été ultérieurement codifiées dans les articles L. 132-1 s. du Code de la consommation. Mais, au cours des débats, l’économie du système fut profondément modifiée. Alors que le projet confiait au juge la mission de caractériser et d’anéantir, espèce par espèce, les clauses abusives, la loi dans sa rédaction définitive réserva ce rôle au pouvoir réglementaire. Une clause ne pouvait être abusive que si elle avait été déclarée telle par un décret. Moins soucieux, semble-t-il, de la protection des consom- mateurs que des nécessités de l’économie, les gouvernements successifs n’usèrent qu’avec une extrême parcimonie du pouvoir qui leur avait été reconnu. Dénonçant cette carence, un courant doctrinal important invita les magistrats à saisir le pouvoir que la loi de 1978 leur avait refusé. À la question de savoir si une clause peut être déclarée abusive par les juges malgré l’absence d’un décret en prononçant formellement l’interdiction (I), la Cour de cassation répondit positivement par une série d’arrêts s’échelonnant de 1987 à 1991 (II). Cette jurisprudence doit aujourd’hui être lue à la lumière de la loi du 1er février 1995 qui a mis le droit français en conformité avec la directive euro- péenne du 5 avril 1993 et de la loi du 4 août 2008 portant modernisation de l’économie (III).
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