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ERREUR SUR LA SUBSTANCE. ERREUR DU VENDEUR. MOMENT D’APPRÉCIATION. ÉLÉMENTS D’APPRÉCIATION (POUSSIN)

Tirée de DALLOZ


I. Civ. 1re, 22 février 1978. — II. Civ. 1re, 13 décembre 1983


Lorsque les vendeurs d’un tableau — attribué par un expert à l’école de Carrache, ensuite préempté par la Réunion des Musées nationaux et présenté comme une œuvre de Poussin — ont demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue, doit être cassé, faute d’avoir recherché si, au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par la conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Poussin, l’arrêt qui, pour rejeter la demande, a estimé qu’il n’était pas prouvé que ce tableau fut une œuvre authentique de Poussin et qu’ainsi l’erreur alléguée n’était pas établie (1er arrêt).

Doit être cassé, pour violation de l’article 1110 du Code civil, l’arrêt de la cour d’appel qui, saisie d’une action en nullité d’un contrat pour erreur sur la substance, a dénié aux demandeurs le droit de se servir d’éléments d’appréciation postérieurs à la vente pour prouver l’erreur commise par eux au moment de celle-ci (2e arrêt).


I.  — Civ. 1re, 22 février 1978

(D. 1978. 601, note Malinvaud, JCP 1978. II. 18925, Defrénois 1978. 1346, obs. Aubert, RTD civ. 1979. 127, obs. Loussouarn)


Époux Saint-Arroman c. Réunion des Musées nationaux et autres

Faits. — « Roman judiciaire », « Imbroglio juridique », les expressions n’ont pas

manqué pour désigner l’étonnante affaire du Poussin. De fait, il aura fallu près de quinze ans de procédure, l’intervention de cinq juridictions de l’ordre judiciaire dont à deux reprises celle de la Cour de cassation, ainsi qu’un détour par le tribunal des conflits pour que la solution posée en 1972 par le tribunal de grande instance de Paris devienne effective… en 1987. Les décisions des juges du fond étant, dans cette affaire, aussi riches en enseignements que celles de la Cour de cassation, on reproduira dans les pages qui suivent non seulement les secondes, mais aussi l’essentiel des premières.

Les époux Saint-Arroman, propriétaires d’un tableau ancien qu’une tradition familiale attribuait à Nicolas Poussin, décident de le vendre aux enchères publiques. Dans ce dessein, ils s’adressent à l’étude de Mmes Rheims et Laurin, commissaires-priseurs de grand renom. Le tableau ayant été soumis à l’expertise de

M. Lebel, le résultat en est décevant pour les propriétaires : leur toile ne serait pas de Nicolas Poussin mais se rattacherait plus modestement à l’école des Carrache et pourrait « faire en vente environ 1 500 F ». Elle fut, en fait, adjugée le 21 février 1968 à l’Hôtel Drouot pour 2 200 F à un marchand de tableaux réputé, M. Heim. La notice de présentation était ainsi rédigée : « Carrache (École des), Bacchanale ».

Le jour même, à l’issue de l’adjudication, la direction des Musées de France usait du droit de préemption que lui reconnaît la loi. Dans les semaines qui suivirent, divers articles de presse, notamment dans la revue Connaissance des arts, présentèrent ce tableau comme une œuvre de Poussin, heureusement découverte par le Musée du Louvre. La toile y fut exposée en 1969 comme une œuvre de l’artiste et, dans la Revue du Louvre et des Musées de France (no 2, p. 87 s.), M. Pierre Rosenberg soutint qu’il s’agissait d’un « authentique Poussin » du début de la période italienne (aux environs de 1626-1630) représentant « Olympos et Marsias », toile qui avait figuré en 1844 dans la vente de la collection du Cardinal Fesch et dont on avait perdu la trace. « Douloureusement surpris par cette soudaine trans- mutation de leur tableau » (Ghestin et Malinvaud, D. 1973. 411), les époux Saint- Arroman assignèrent alors, devant la 1re chambre du tribunal de grande instance de Paris, la direction des Musées de France en nullité de la vente pour erreur sur la substance, et subsidiairement MM. Rheims, Lebel et Laurin en responsabilité.

Par jugement en date du 13 décembre 1972 (D. 1973. 410, note Ghestin et Malinvaud, JCP 1973. II. 17377, note Lindon), le tribunal de grande instance de Paris leur donna gain de cause :

« Le Tribunal. — Attendu que les époux Saint-Arroman ont assigné le Direc- teur de la Réunion des Musées nationaux, Rheims, ancien commissaire-priseur, Lebel, expert, et Laurin, commissaire-priseur, pour : 1) entendre prononcer la nul- lité de la vente aux enchères publiques, faite au prix de 2 200 F et à la date du 21 février 1968, d’un tableau offert comme une œuvre de l’école des Carrache et dont l’auteur serait en réalité Nicolas Poussin; 2) subsidiairement s’entendre Rheims et Lebel condamner à payer aux demandeurs une indemnité provisionnelle de 150 000 F et entendre ordonner une expertise en vue d’évaluer le préjudice subi par ceux-ci; 

— Attendu que les défendeurs concluent au rejet de ces demandes et subsidiairement, Rheims, Laurin et Lebel, à une expertise technique;

— Attendu que les époux Saint-Arroman exposent que, désirant vendre le tableau litigieux, ils l’ont présenté à Me Rheims; que celui-ci l’a soumis à l’expert Lebel; qu’après avis de ce dernier, la toile a été inscrite au catalogue de l’Hôtel des ventes de Paris comme se rattachant à l’École des Carrache; que Rheims a prévenu les demandeurs qu’elle pourrait “faire en vente environ 1 500 F”; qu’en fait, elle a été adjugée pour 2 200 F et que les Musées nationaux ont exercé leur droit de préemption; que la Revue du Louvre et des Musées de France, dans son numéro 2, dès 1969, annonce cette acquisition et affirme que l’attribution à Poussin est unanimement acceptée; que le tableau est exposé au Louvre comme œuvre de Poussin; qu’ainsi les époux Saint-Arroman ont, disent-ils, aliéné une toile de Poussin alors qu’ils croyaient vendre un tableau de l’école des Carrache, et par suite commis l’erreur sur la substance qui rend nulle cette vente; que, dans le cas où la nullité ne serait pas prononcée, ils seraient alors fondés à demander au commissaire-priseur et à l’expert la réparation du préjudice qui leur a été causé par les fautes professionnelles de ces derniers; — Attendu que la Réunion des Musées nationaux, sans contester que l’identité de l’auteur constitue une qualité substantielle de l’œuvre d’art, soutient d’une part que seul l’acheteur pourrait faire état de l’erreur commise à ce point de vue, d’autre part qu’il résulterait des faits de la cause et notamment des termes de l’assignation que les demandeurs n’ont pas commis cette erreur alors qu’avant la mise en vente ils considéraient leur tableau comme “un Poussin”; — En droit :

— Attendu, d’une part, qu’il est de principe, et qu’il n’est d’ailleurs pas contesté par la Réunion des Musées Nationaux, que l’erreur sur la substance s’entend, non seule- ment de celle qui porte sur la matière dont la chose est composée; mais aussi de celle qui a trait aux qualités substantielles d’authenticité et d’origine;

— Attendu, d’autre part, que, contrairement aux prétentions de la défenderesse, l’erreur sur la substance peut être alléguée aussi bien par le vendeur que par l’acheteur, l’article 1110 du Code civil ne faisant aucune distinction entre les contractants; qu’en l’espèce, par l’exercice de son droit de préemption, la défenderesse se trouve substituée à l’acheteur; 

— Attendu que par ailleurs, pour annuler l’acte vicié par l’erreur sur la substance, la jurisprudence relève comme élément déterminant de cette situation la compétence artistique ou technique du contractant bénéficiaire de cette erreur;

En fait :

— Attendu que la Réunion des Musées Nationaux maintient son opinion déjà proclamée sur l’attribution du tableau à Poussin;

— Attendu que cette opinion, exprimée par une administration qui rassemble des experts particulièrement éclairés, doit être considérée comme décisive, tout au moins dans ses rapports avec les demandeurs; 

— Attendu que par ailleurs cette haute compétence fait apparaître de façon éclatante l’infériorité technique des vendeurs par rapport à leur cocontractant;

— Attendu certes que, pour tenter de démontrer qu’il n’y avait pas eu erreur de la part des vendeurs, la défenderesse fait état des termes de l’assignation où il est écrit notamment : “Propriétaires d’un tableau attribué à Nicolas Poussin, ils ont décidé, en octobre 1967, de sa mise en vente…”, et plus loin : “l’expertise faite par M. Lebel, expert en tableaux anciens, précisait que le tableau n’était pas du peintre Poussin mais de l’école des Carrache”;

— Mais attendu que pour apprécier si le consentement des vendeurs a été vicié par l’erreur sur la substance, c’est à leur opinion au moment de la vente, et à elle seule, qu’il convient de se référer;

— qu’à ce moment ils s’en sont entièrement rapportés à la décision de l’expert en mettant en vente leur tableau comme étant de l’école des Carrache et au prix correspondant à cette attribution;

— que s’ils avaient eu un motif sérieux de penser que l’œuvre était un Poussin, ils n’auraient pas ainsi accepté, sans recourir à des recherches complémentaires, l’avis et la mise à prix du commissaire-priseur, et de l’expert que, par son intermédiaire, ils avaient estimé nécessaire de consulter tant ils se sentaient incapables de déterminer par eux-mêmes l’origine de la toile litigieuse;

— Attendu que, dans ces conditions, lors de la vente de celle-ci, au prix de 2 200 F, le 21 février 1968, il n’y a pas eu accord des contractants sur la chose vendue, les vendeurs croyant céder un tableau de l’école des Carrache, tandis que la Réunion des musées nationaux estimait acquérir une œuvre de Poussin; que la défenderesse a bénéficié ainsi, grâce à la grande supériorité de sa compétence artistique, de l’erreur sur la substance commise par ses cocontractants, telle qu’elle résultait des mentions portées par eux sur le catalogue de l’Hôtel des ventes; que cette erreur, parfaitement connue de la défenderesse, a vicié le consentement des vendeurs et que, par application de l’article 1110 du Code civil, la vente doit être déclarée nulle;

— Attendu qu’en conséquence, Rheims, Lebel et Laurin doivent être mis hors de cause;

— Attendu que, faute d’urgence démontrée, il n’y a pas lieu à exécution provisoire; 


— Par ces motifs : 

— Prononce la nullité de la vente, intervenue le 21 février 1968, du tableau appartenant aux demandeurs et acquis par la Réunion des Musées nationaux;

— Met hors de cause Rheims, Lebel et Laurin;

— Dit n’y avoir lieu à exécution provisoire;

— Condamne la Réunion des Musées nationaux aux dépens. »


Comme chacun sait, une bonne justice est lente. Néanmoins l’importance du délai écoulé entre la décision du tribunal et celle de la cour d’appel de Paris ci- dessous reproduite qui l’infirme ne s’explique pas par cette seule raison. Désireux de soustraire la connaissance de cette affaire à la compétence des juridictions judiciaires, le préfet de Paris déclina la compétence de la cour du même lieu en invoquant le « caractère administratif » du contrat dont la nullité était demandée. Par arrêt du 15 janvier 1975 (D. 1975. Somm. 80), la cour de Paris se reconnut compétente au motif que la vente en question était un contrat de droit privé. Le préfet ayant élevé le conflit le 4 février, son arrêté fut annulé par décision du Tribunal des conflits en date du 2 juin 1975 (Gaz. Pal. 1975. 2. 572), permettant ainsi à la cour de Paris de connaître enfin de l’affaire au fond. Par son arrêt du 2 février 1976 (D. 1976. 325, concl. Cabannes, JCP 1976. II. 18358, note Lindon) dont les motifs essentiels sont reproduits ci-dessous, celle-ci infirma la décision des premiers juges.

« La Cour […].

— Considérant que la Réunion des Musées nationaux a d’abord conclu à l’infirmation de ce jugement, en soutenant que l’erreur du vendeur sur l’attribution d’une œuvre d’art ne saurait être appréciée et sanctionnée comme celle de l’acheteur, qu’en l’espèce il se serait agi d’une erreur sur la valeur et non sur la substance, qui n’entraîne pas la nullité, les époux Saint-Arroman ayant toujours eu l’intention de vendre leur tableau, quel qu’en fût l’auteur; qu’elle a encore fait valoir qu’il n’était nullement établi lors de la vente, ni même à l’heure actuelle, que ce tableau fût de Poussin, l’opinion des conservateurs du Louvre étant sujette à discussion; qu’à titre subsidiaire elle a sollicité une expertise; que par des conclusions postérieures elle a demandé sa mise hors de cause, en faisant valoir qu’elle n’avait exercé le droit de préemption que pour le compte de l’État; 

— Considérant que le ministre des Affaires culturelles, appelé en intervention forcée par les époux Saint-Arroman, a soutenu que le litige relevait de la compétence des tribunaux administratifs; que la cour a rejeté cette exception d’incompétence par arrêt du 15 janvier 1975; que le 2 juin 1975, le Tribunal des conflits a annulé l’arrêté de conflit pris par le préfet de Paris;

— Considérant que le ministre a alors conclu à l’infirmation du jugement, en reprenant l’argumentation de la Réunion des Musées nationaux, et en ajoutant que la faute commise tant par les époux Saint-Arroman que par les commissaires-priseurs et l’expert, leurs mandataires, en s’abstenant de vérifier sérieusement l’origine du tableau, privait les demandeurs du droit d’invo- quer leur erreur; que subsidiairement il a sollicité une comparution personnelle des parties; — Considérant que les époux Saint-Arroman, s’opposant à toute mesure d’instruction, ont conclu à la confirmation du jugement pour les motifs retenus par le tribunal et ont demandé à la cour de constater que, par l’effet de la nullité, le tableau n’est jamais sorti de leur patrimoine, d’ordonner qu’il leur soit restitué sous astreinte définitive de 200 F par jour de retard à compter du prononcé de l’arrêt, et de condamner la Réunion des Musées nationaux en 50 000 F de dommages-intérêts en application de l’article 61 du décret du 20 juillet 1972; — Considérant que, pour le cas où la nullité de la vente ne serait pas prononcée, ils ont sollicité la désignation d’un expert en vue de la détermination de la valeur du tableau, et la condam- nation solidaire des commissaires-priseurs et de l’expert au payement d’une somme de 250 000 F à titre de dommages-intérêts provisionnels; — Considérant que les commissaires-priseurs ont conclu à la confirmation du jugement, et subsidiaire- ment à la désignation d’experts chargés de dire si l’attribution figurant au catalogue de la vente pouvait être estimée valable et, dans la négative, de fournir tous élé- ments permettant de déterminer si cette attribution erronée peut être tenue pour fautive; — Considérant que l’expert Lebel a conclu dans le même sens; — Consi- dérant que la question préalable qui se pose à la cour est celle de savoir si les époux Saint-Arroman ont été victimes de l’erreur qu’ils invoquent, en vendant comme étant de l’école des Carrache un tableau dont le véritable auteur était Nicolas Poussin;

— Considérant qu’à cet égard les premiers juges ont énoncé “que la Réunion des Musées nationaux maintient son opinion déjà proclamée sur l’attribution du tableau à Poussin; que cette opinion, exprimée par une administration qui rassem- ble des experts particulièrement éclairés, doit être considérée comme décisive, tout au moins dans ses rapports avec les demandeurs”;

Considérant qu’en cause d’appel, la Réunion des Musées nationaux et l’État font désormais valoir l’incertitude de l’attribution du tableau litigieux à Poussin, “exclusivement fondée sur l’érudition et l’intuition (des) conservateurs, qui sont toutes deux sujettes à variation et à discussion”; qu’en l’état de ces conclusions, la cour ne peut donc, contrairement aux énonciations du jugement, décider que ce tableau est un authentique Poussin, en se fondant uniquement sur l’opinion émise par les experts du Louvre; — Considérant que le conservateur Rosenberg, dans l’article précité paru dans la Revue du Louvre sous le titre : “Un nouveau Poussin au Louvre, — Olympos et Marsyas”, a indiqué “qu’aucune voix discordante ne s’est fait entendre parmi les érudits qui ont vu le tableau depuis qu’il est au Louvre ou à qui nous en avons fait parvenir la photographie, et que l’attribution à Poussin lui-même est désormais, à notre connaissance, unanimement acceptée”; qu’il men- tionne en note, parmi ces érudits, Sir Antony Blunt, Denis Mahon, Charles Sterling et Jacques Thuillier, et en remercie d’autres qui l’ont aidé dans son travail d’identification; qu’aucune attestation des personnes citées n’est produite; que toutefois un livre de Jacques Thuillier, Tout l’œuvre peint de Poussin, paru en 1974, range le tableau litigieux parmi les Poussin authentiques; — Considérant que les documents de la cause font apparaître des opinions discordantes; — Considérant, tout d’abord, qu’il ne peut être fait abstraction de l’opinion de Robert Lebel, lui- même expert réputé selon les propres conclusions des époux Saint-Arroman, qui maintient qu’à son avis la peinture du tableau litigieux paraît trop opaque, trop lourde et trop typiquement italienne pour qu’il puisse être attribué à Poussin ou même à son école; — Considérant, d’autre part, que les appelants versent aux débats une lettre adressée par une dame Wild au conservateur en chef du départe- ment des peintures du Musée du Louvre, qui la présente comme un érudit suisse, bien connue pour ses recherches sur Poussin; que l’auteur de cette lettre expose les raisons qui excluent, selon elle, l’attribution de l’œuvre à ce peintre; qu’elle énonce notamment, contrairement à l’opinion du conservateur Rosenberg, que les tons de ce tableau ne se trouvaient pas sur la palette de Poussin vers 1630; — Consi- dérant encore que, dans un article publié par la Gazette des Beaux-Arts, Germain Bazin, ancien conservateur en chef du département des peintures du Louvre, quali- fie le tableau en litige de “pauvre chose, si ruinée et si repeinte, qu’il est vraiment fort problématique de discerner s’il s’agit bien d’un original”; — Considérant en effet que d’après les constatations des experts du Louvre, ce tableau a été repeint pour 60 % de sa surface, et est dans un état tel qu’il ne saurait supporter une restauration; — Considérant par ailleurs que les époux Saint-Arroman ne fournis- sent aucune indication sur les conditions dans lesquelles ce tableau est devenu la propriété de leur famille; qu’ils se bornent, sans aucune preuve, à affirmer qu’une tradition familiale l’attribuait à Poussin; — Considérant, il est vrai, que le conservateur Rosenberg, dans l’article précité, a cru pouvoir identifier ce tableau avec une toile ayant fait partie de la collection du Cardinal Fesch, oncle de Napoléon, dispersée en 1844, d’après la description donnée par le catalogue de la vente, qui l’attribuait à Poussin sous le titre “Apollon et Marsyas”; — Mais considérant qu’à supposer exacte cette identification, il est d’une part communément admis que la collection du cardinal Fesch contenait un grand nombre de faux; que d’autre part il résulte des documents produits que le tableau dit “Apollon et Marsyas” n’a été vendu que 105 écus romains alors qu’une autre toile de la même collection, attribuée également à Poussin, a été adjugée pour 5 970 écus; qu’une telle disproportion de prix n’est pas en faveur de l’authenticité du premier de ces tableaux;

— Considérant enfin que les écrits des spécialistes de Poussin versés aux débats mentionnent que du vivant même du peintre il existait déjà quantité de faux vendus sous son nom, et qu’il était prudent pour les acquéreurs d’aller lui montrer les œuvres qui leur étaient offertes pour qu’il en garantisse l’authenticité; qu’à l’heure actuelle, au Louvre comme dans d’autres musées, de nombreuses toiles, jusque-là attribuées à de grands maîtres et notamment à Poussin, ont été déclassées sans d’ailleurs que la décision des conservateurs recueille l’approbation de tous les spécialistes; qu’il en est ainsi par exemple du tableau “Bacchus nourri par les Nymphes”, provenant des collections de Louis XIV, longtemps exposé au Louvre comme étant de Poussin, et que les conservateurs actuels ont fait figurer récemment dans une expo- sition de faux; que ce tableau est encore tenu pour authentique tant par l’ancien conservateur en chef Germain Bazin que par le critique Jacques Thuillier, qui reconnaît d’autre part un Poussin dans le tableau faisant l’objet du présent litige;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que l’attribution de ce tableau à Poussin repose uniquement sur l’intuition de spécialistes de ce peintre, peut-être nombreux mais non pas unanimes, et n’est confirmée par aucune preuve décisive; que cette attribution est d’autant plus hasardeuse qu’il ne subsiste que 40 % de la peinture primitive; que la cour ne peut, sur cette seule base, conférer à cette œuvre un brevet d’authenticité, et n’est pas en mesure de désigner un expert ayant en la matière une autorité suffisante et qui ne se soit déjà prononcé dans un sens ou dans l’autre; qu’elle ne peut, dans ces conditions, que constater que la preuve n’est pas faite que le tableau litigieux soit de la main de Nicolas Poussin, et que les époux Saint-Arroman n’ont pas démontré l’existence de l’erreur dont ils prétendent avoir été victimes; que le jugement, qui a retenu cette erreur pour prononcer la nullité de la vente, doit donc être infirmé ».

Un pourvoi en cassation ayant été formé, la haute juridiction censura la cour de Paris par un arrêt du 22 février 1978.

 

 

1er ARRÊT

La Cour; — Sur le premier moyen : — Vu l’article 1110 du Code civil; — Attendu que, les époux Saint-Arroman ayant chargé Rheims, commissaire-priseur, de la vente d’un tableau attribué par l’expert Lebel à « l’École des Carrache », la Réunion des Musées nationaux a exercé son droit de préemption, puis a présenté le tableau comme une œuvre originale de Nicolas Poussin; que, les époux Saint-Arroman ayant demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue, la cour d’appel, estimant qu’il n’était pas prouvé que le tableau litigieux fut une œuvre authentique de Poussin, et qu’ainsi l’erreur alléguée n’était pas établie, a débouté les époux Saint-Arroman de leur demande; qu’en statuant ainsi, sans rechercher si, au moment de la vente, le consentement des vendeurs n’avait pas été vicié par leur conviction erronée que le tableau ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin, la cour d’appel (Paris, 2 févr. 1976) n’a pas donné de base légale à sa décision; — Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur le second moyen, casse…, renvoie devant la cour d’appel d’Amiens.

Sur renvoi, la cour d’Amiens, par un arrêt du 1er février 1982 (JCP 1982. II. 19916, note J. M. Trigeaud, Gaz. Pal. 1982. 1. 134, concl. Houpert, Defrénois 1982. 675, note Chatelain, RTD civ. 1982. 416, obs. Chabas), infirma de nouveau la décision des premiers juges.

« — Attendu que les époux Saint-Arroman affirment qu’ils avaient recueilli le tableau litigieux vers 1960 dans le partage en nature de la succession de la mère du mari, à laquelle il avait été légué en 1921 par une grand-tante, et que la tradition familiale transmise verbalement le considérait comme une œuvre de Poussin; Qu’ils n’en précisaient pas davantage l’origine et la dénomination dans leurs écritures antérieures à la saisine de la cour de céans; Qu’ils produisent à présent une note manuscrite non signée, qu’ils disent avoir retrouvée en 1979 dans des documents de famille, et ainsi libellée : “1887-28 février, à la vente E. Meulien […] École française Poussin. Apollon avec un satyre jouant de la flûte (1 050 F)”; Mais qu’ils n’apportent aucune justification d’une telle vente alors que, selon les commissaires-priseurs, la référence “E. Meulien” n’évoque aucun événement connu et qu’aucune vente de Poussin ne figure en 1887 au catalogue du spécialiste Mireur; Que de toute façon, cet élément d’information tardif n’a pu influer sur leur opinion lorsqu’ils ont confié leur tableau à Mes Rheims et Laurin le 16 octobre 1967; qu’il faut donc considérer qu’à ce moment-là leur croyance à la possession d’un Poussin était au mieux purement subjective et fondée exclusivement sur une simple tradi- tion familiale; Qu’il n’est pas sérieusement contesté d’autre part que le tableau qui avait été agrandi, réentoilé et repeint sur 60 % de sa surface, se trouvait dans un état de délabrement avancé; — Attendu que Mes Rheims et Laurin ont adressé le 8 novembre 1967 aux époux Saint-Arroman une note dans laquelle ils écrivaient : “Nous avons montré votre tableau à notre expert. Celui-ci pense qu’il pourrait faire en vente environ 1 500 F. Avec votre accord nous l’incorporerons dans une vente qui doit avoir lieu le 1er décembre”; qu’il importe d’observer qu’il n’est fait aucune allu- sion dans cette note à une quelconque attribution à un peintre ou une école détermi- née et que le nom de l’expert consulté par les commissaires-priseurs n’y est même pas indiqué; Que bien qu’ils disent avoir été très déçus par une estimation aussi faible, qu’ils étaient intellectuellement capables d’apprécier comme telle par com- paraison avec la valeur à attendre raisonnablement d’un Poussin authentique, les époux Saint-Arroman ne dénient pas n’avoir demandé la moindre explication complémentaire pendant le délai de réflexion de 3 mois qu’ils se sont accordé avant de signer la réquisition de vente le 14 février 1968; Qu’ils ne se sont pas davantage inquiétés en recevant le catalogue d’y voir leur toile inscrite sous la désignation d’École des Carrache-Bacchanale qui leur était ainsi proposée pour la première fois sans qu’ils en aient eu pourtant de justification précise;

— Attendu qu’on ne peut que déduire d’une pareille attitude que les époux Saint-Arroman, qui appartiennent à un milieu social évolué mais n’ont pas pour autant de compétence artistique par- ticulière, avaient un doute sérieux sur la possibilité d’une attribution de leur tableau à Poussin, faute de preuve de son origine et du fait de son mauvais état de conservation, et s’en sont remis entièrement aux commissaires-priseurs pour la vente de ce tableau, avec la préoccupation déterminante d’en obtenir le meilleur prix sous la présentation qui paraîtrait la plus favorable à leurs intérêts;

— Attendu que l’attribution à l’École des Carrache dont les commissaires-priseurs sur l’avis de leur expert ont pris l’initiative pour l’inscription de la toile au catalogue, si elle exprime un doute sur l’identité de l’auteur de l’œuvre parmi tous ceux qui peuvent être consi- dérés comme ayant appartenu à cette école — c’est-à-dire qui ont été les élèves du maître, ont subi notoirement son influence ou ont bénéficié de sa technique — n’en exclut pas moins la possibilité que ladite toile soit une œuvre de Poussin; Qu’en effet, il ne semble pas que ce maître ait jamais été considéré comme de l’École des Carrache, même pour ses œuvres de jeunesse romaine aussi proches qu’en soient la manière et l’inspiration; Que l’expert Lebel affirme en tout cas et maintient formel- lement cette exclusion; Qu’ainsi les époux Saint-Arroman ont bien eu, au moment de la vente, la conviction sinon personnelle du moins par l’intermédiaire de leurs mandataires, les commissaires-priseurs, que le tableau litigieux ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin; Qu’il convient de rechercher si cette conviction était au même moment erronée; — Attendu en premier lieu que la cour d’appel de Paris avait retenu que l’expert Lebel “indique avoir, avant la vente, montré l’œuvre au conservateur Rosenberg qui l’a qualifiée de poussinesque”; que les époux Saint- Arroman ne manquaient pas de relever à l’appui de leur pourvoi en cassation que cet avis, selon l’arrêt, “était connu de l’expert avant la vente” et ne leur avait pas été révélé; Qu’en réalité l’expert Lebel affirme, comme il l’avait d’ailleurs indiqué dans une note à son dossier devant la cour de Paris qui a commis sur ce point une erreur d’interprétation évidente, que M. Rosenberg lui a fait cette déclaration après et non avant l’adjudication et l’exercice du droit de préemption, lui-même ayant rapporté à son interlocuteur l’indication que venait de lui fournir Mme Saint-Arro- man, également après la vente, sur une ancienne attribution du tableau à l’École de Poussin; Qu’en deuxième lieu l’affectation du tableau préempté au Louvre comme “tableau de Nicolas Poussin, Olympos (ou Apollon) et Marsyas, 1630 environ” par l’arrêté du ministre des Affaires culturelles du 20 mars 1968, l’article de M. Rosenberg dans la Revue du Louvre et des Musées de France de 1969 et l’exposition du tableau au Louvre sous le nom de Nicolas Poussin et le titre “Olympos et Marsyas” n’impliquent et ne contiennent en fait aucun élément d’appréciation de l’origine de l’œuvre, antérieur à la vente ou concomitant et susceptible comme tel d’influer sur le consentement des vendeurs s’il avait été connu d’eux ou de leurs mandataires dès ce moment; Que M. Rosenberg notamment fonde son argumentation essentielle- ment sur sa propre impression et l’avis, à sa connaissance unanime (à l’époque), des érudits qui ont “vu le tableau depuis qu’il est au Louvre” ou à qui il en a “fait parvenir la photographie”; — Qu’en troisième lieu le catalogue établi par le “com- missaire-expert” George en 1844, pour la vente des collections du Cardinal Fesch, présente parmi les toiles mises en vente sous le nom de Poussin un “Apollon et Mar- syas” dont selon M. Rosenberg “la description comme les mesures concordent par- faitement” avec le tableau litigieux, au point de conclure qu’il “ne fait aucun doute que (ce dernier) est bien celui de la collection Fesch”; — Mais qu’ainsi que le sou- ligne l’expert Lebel, cette collection est notoirement connue pour avoir contenu un grand nombre de faux, que l’Apollon et Marsyas a été adjugé à George lui-même pour 105 écus romains tandis qu’une toile de la même vacation dont l’authenticité n’a jamais été contestée atteignait un prix de 5 970 écus romains, et que le catalo- gue ne fournit aucune justification de l’attribution à Poussin; Qu’une telle réfé- rence est trop incertaine pour qu’elle ait pu fonder sérieusement, au moment de la vente, l’éventualité d’une attribution du tableau litigieux à Poussin; — Attendu qu’ainsi les époux Saint-Arroman n’apportent pas la preuve qu’ils aient consenti à la vente de leur tableau sous l’empire d’une conviction erronée quant à l’auteur de celui-ci; — Attendu, d’autre part, qu’il n’importe, contrairement à ce qu’ont admis les premiers juges, que la Réunion des Musées nationaux ait maintenu — ou par la suite corrigé — son opinion sur l’attribution du tableau à Poussin, l’erreur devant être appréciée au jour de la vente; Que de même le déséquilibre qu’ont cru discer- ner les premiers juges entre les vendeurs et la Réunion des Musées nationaux est inopérant pour la preuve de l’erreur, la préemption n’intervenant en cette matière qu’après l’adjudication au profit d’un tiers, alors que par ailleurs les vendeurs sont assistés de conseils, commissaires-priseurs et expert, tout aussi éclairés que ceux de l’administration; Qu’enfin, c’est à tort qu’après avoir exactement énoncé qu’il convient de se référer à la seule opinion des vendeurs pour apprécier si leur consen- tement a été vicié par l’erreur, ils ont retenu qu’il n’y avait pas eu accord des contractants sur la chose vendue en considération de la croyance de la Réunion des Musées nationaux d’acquérir une œuvre de Poussin et non de l’École des Carrache;

— Attendu que la demande d’annulation pour cause d’erreur n’est donc pas fondée et que le jugement déféré doit être infirmé de ce chef; — Attendu que si aux termes de l’article 23 du décret du 21 novembre 1956 les indications portées au catalogue engagent la responsabilité solidaire de l’expert et du commissaire-priseur, encore faut-il que l’inexactitude de ces indications soit fautive pour mettre en jeu cette responsabilité;

— Attendu qu’à cet égard, il n’est pas certain que les époux Saint- Arroman aient fait connaître, sinon à l’expert qu’ils n’ont pas rencontré avant la vente, du moins au préposé de l’étude Rheims et Laurin qui les a reçus, la tradition familiale dont ils se prévalaient; — Mais que de toute façon elle n’aurait pas suffi à justifier une quelconque attribution, qu’il appartenait précisément à l’expert d’établir;

— Attendu que l’avis de l’expert Lebel se trouve corroboré par M. Bazin, ancien conservateur en chef du Musée du Louvre, qui dans un article de la Gazette des Beaux-Arts (livraison de nov.-déc. 1974) n’hésite pas à traiter la toile préemptée de “pauvre chose, si ruinée et si repeinte qu’il est vraiment fort problématique de dis- cerner s’il s’agit bien d’un original et que la restauration en paraît impossible”, et surtout par Mme Wild qui dans une lettre adressée le 1er avril 1974 au conservateur en chef du département des peintures du Louvre — lequel dans sa transmission au directeur du Louvre, la présente comme une spécialiste de Poussin — développe les raisons comparatives qui l’ont convaincue que le tableau n’est pas de la main de Poussin; Que sans doute M. Rosenberg et les érudits qu’il cite dans son article ont exprimé un avis contraire, mais basé aussi uniquement sur des impressions qui pour émaner des spécialistes n’en restent pas moins subjectives; Qu’il convient également de noter que comme l’écrivait Jacques Foucart, membre de la Société des Amis du Louvre, dans un article à la Gazette du Palais de 1974, “de l’École des Carrache aux œuvres de jeunesse romaine de Poussin, la frontière est proche”; Qu’ainsi aucune preuve objective et définitive — si tant est qu’il y en ait en matière artistique — qu’il s’agissait bien d’un Poussin n’est rapportée, et qu’il n’est donc pas prouvé que l’expert ou les commissaires-priseurs ont commis une faute en retenant une autre attribution; Qu’il s’ensuit que la demande de dommages-intérêts doit être rejetée; 

— Attendu qu’il convient de condamner les époux Saint-Arroman qui succombent aux dépens, et de les débouter de leur demande d’indemnité pour frais hors dépens; — Par ces motifs : — Reçoit la Réunion des Musées nationaux en son appel principal, les époux Saint-Arroman en leur appel provoqué et le ministre de la Culture et de la Communication en son intervention au nom de l’État. Infirme le jugement entrepris et statuant à nouveau, déboute les époux Saint- Arroman de leurs demandes tant principale que subsidiaire ».

La décision de la cour d’Amiens ne contredisant pas le précédent arrêt rendu par la Cour de cassation, le nouveau pourvoi qui fut formé contre elle échappait à la compétence obligatoire de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Par un arrêt du 13 décembre 1983, la première chambre civile, statuant pour la seconde fois dans cette affaire, censura la cour d’Amiens.

 

II.  — Civ. 1re, 13 décembre 1983

(D. 1984. 340, note Aubert, JCP 1984. II. 20186, concl. Gulphe)

Époux Saint-Arroman c. Réunion des Musées nationaux et autres

 

2e ARRÊT

La Cour; — Sur le moyen unique : — Vu l’article 1110 du Code civil; — Attendu que les époux Saint-Arroman ont fait vendre aux enchères publiques, par le minis- tère de MM. Maurice Rheims, Philippe Rheims et René Laurin, un tableau que leur tradition familiale donnait comme étant dû au pinceau de Nicolas Poussin mais qui venait d’être attribué à l’École des Carrache par l’expert Robert Lebel auquel les commissaires-priseurs s’étaient adressés, de telle sorte qu’il a été inscrit comme tel au catalogue de la vente avec l’assentiment de ses propriétaires et qu’il a été adjugé pour 2 200 F le 21 février 1968; que la Réunion des Musées nationaux a exercé son droit de préemption, puis a exposé le tableau comme une œuvre originale de Poussin; — Attendu que, les époux Saint-Arroman ayant demandé la nullité de la vente pour erreur sur la qualité substantielle de la chose vendue, la cour d’appel (Amiens, ch. réun., 1er févr. 1982), statuant sur renvoi après cassation d’un précé- dent arrêt, a rejeté cette demande aux motifs que, si les époux Saint-Arroman « ont bien eu, au moment de la vente, la conviction […] que le tableau litigieux ne pouvait pas être une œuvre de Nicolas Poussin », ni l’affectation de ce tableau au Louvre comme étant de Poussin, par arrêté du 20 mars 1968, ni l’article de M. Rosenberg dans La Revue du Louvre, paru en 1969, ni l’exposition de l’œuvre au Louvre sous le nom de Poussin « n’impliquent et ne contiennent en fait aucun élément d’apprécia- tion de l’origine de l’œuvre qui soit antérieur à la vente, ou concomitant, et suscepti- ble comme tel d’influer sur le consentement des vendeurs s’il avait été connu d’eux ou de leurs mandataires dès ce moment »; que, de même, la Réunion des Musées nationaux ayant fait observer pour sa défense qu’en définitive, et malgré son propre comportement après l’acquisition du tableau, il n’y a pas de certitude absolue sur l’origine de l’œuvre, la cour d’appel a déclaré « qu’il n’importe […] que la Réunion des Musées nationaux ait maintenu — ou par la suite corrigé — son opinion sur l’attribution du tableau à Poussin, l’erreur devant être appréciée au jour de la vente »; — Attendu qu’en statuant ainsi, et en déniant aux époux Saint-Arroman le droit de se servir d’éléments d’appréciation postérieurs à la vente pour prouver l’existence d’une erreur de leur part au moment de la vente, la cour d’appel a violé le texte susvisé; — Et attendu que la dépendance nécessaire existant entre la question de la validité de la vente et celle de la responsabilité des commissaires-priseurs et de l’expert entraîne par voie de conséquence, en application de l’article 624 du nou- veau Code de procédure civile, la cassation de la disposition de l’arrêt attaqué con- cernant la responsabilité de ceux-ci; — Par ces motifs, casse… renvoie devant la cour d’appel de Versailles.

La cour de Versailles se prononça sur renvoi par un arrêt du 7 janvier 1987 (D. 1987. 485, note Aubert et chron. J.-P. Couturier, D. 1989. 23, JCP 1988. II. 21121, note Ghestin) qui constitue l’épilogue judiciaire de cette affaire et qui mérite à ce titre d’être reproduit ci-dessous.

Sur ce la Cour : — Considérant qu’il est constant et non dénié que les époux Saint-Arroman, propriétaires d’un tableau, ont décidé en 1968 de s’en séparer, ayant besoin d’argent à la suite de la mutation professionnelle du mari de province à Paris; qu’ils sont allés trouver Me Rheims, commissaire-priseur, pour lui confier la vente aux enchères publiques de ce tableau; que M. Lebel, expert de l’officier public, a conclu qu’il s’agissait d’une œuvre anonyme de l’École des Carrache qui représentait une valeur de 1 500 F; que le tableau, mis en vente sous cette attribu- tion, a été adjugé au prix de 2 200 F le 21 février 1968; que quelque temps après, le Musée du Louvre, auquel le tableau avait été affecté à la suite de l’exercice par l’Administration de son droit de préemption, a exposé le tableau comme une œuvre de Nicolas Poussin; qu’en 1969, la revue du Musée du Louvre a publié, sous la signature du conservateur Rosenberg, un article intitulé “Un nouveau Poussin au Louvre”, dans lequel se trouvaient énoncées les raisons de cette attribution confir- mée par l’avis unanime d’experts tant français qu’étrangers; que c’est dans ces conditions que les époux Saint-Arroman, invoquant l’erreur qu’ils avaient commise sur l’attribution de leur tableau et précisant à cette occasion qu’une tradition fami- liale ancienne désignait N. Poussin comme auteur de l’œuvre, ont engagé en 1971 la présente instance; que depuis, l’attribution faite par le Musée du Louvre a été l’objet d’une controverse, certains experts contestant que l’œuvre ait été peinte par Nicolas Poussin; — Considérant que le ministre de la Culture, qui souligne que la vérité sur l’attribution exacte du tableau qui seule permettrait de caractériser avec certitude l’existence d’une erreur, est à ce jour inaccessible à raison tant de l’état de délabrement du tableau, agrandi, réentoilé et surtout repeint à 60 p. 100 de sa sur- face, que des avis contradictoires des plus éminents spécialistes et de façon plus générale de l’état de la science en la matière, fait valoir que Mme Saint-Arroman, laquelle fonde sa demande en nullité sur l’erreur subjective résidant dans le fait d’avoir aliéné un tableau qui pourrait être un Poussin alors qu’elle et son mari croyaient vendre une œuvre qui ne pouvait être de ce peintre, ne prouve ni que son mari et elle aient eu une réelle conviction quant à l’origine du tableau, soit une opinion se caractérisant par son degré de certitude et non par simple doute, même sérieux, ni qu’ils aient été convaincus de l’impossibilité d’attribuer le tableau à Nicolas Poussin; qu’elle ne prouve pas davantage que les mandataires, notamment

M. Lebel, en attribuant le tableau à l’École des Carrache, attribution prudente compte tenu notamment de l’état du tableau, aient délibérément et sans ambiguïté exclu la possibilité d’une attribution à Poussin, exclusion qui seule aurait pu engen- drer la conviction alléguée; qu’il ajoute qu’en présence d’avis diamétralement opposés des experts, dont certains excluent la possibilité d’une attribution à Pous- sin, la preuve de l’erreur n’est pas rapportée et qu’au surplus, l’erreur invoquée ne porte nullement sur les qualités substantielles de la chose vendue, qu’en l’espèce, on ignore (son attribution), mais seulement sur l’opinion que certains peuvent avoir desdites qualités, soit une conception de l’erreur qui n’est pas admissible comme permettant l’annulation d’un contrat de vente d’une œuvre d’art sur la simple pro- duction de certains avis, même non unanimes; qu’à la vérité, l’erreur porterait sur la valeur, laquelle si elle était établie, pourrait justifier la mise en cause de la res- ponsabilité des mandataires constitués par les vendeurs mais certainement pas l’annulation de la vente intervenue; qu’enfin, il prétend que Mme Saint-Arroman ne pouvant indiquer précisément sous quelle attribution précise elle aurait vendu le tableau, il n’est pas prouvé en l’espèce une erreur déterminante, et qu’ainsi l’erreur alléguée est due à la propre négligence des vendeurs dont la carence ne saurait être une cause de nullité de la vente; — Considérant que la Réunion des Musées natio- naux, appelante, soutient, d’une part, qu’il est démontré par les écritures mêmes des époux Saint-Arroman, contrairement à la motivation du jugement dont appel, qu’ils avaient bien un motif sérieux de penser que l’œuvre était un Poussin et que dès lors, ou bien ils ont fait part à leurs mandataires des informations qu’ils possé- daient et alors on comprend qu’ils aient demandé la condamnation de ceux-ci à les indemniser, ou bien, comme le soutiennent les commissaires-priseurs et l’expert, ils ont gardé le silence et l’on devrait alors considérer cette attitude étrange comme constitutive d’une faute inexcusable de leur part — d’autre part, qu’il n’est pas exact, comme l’a énoncé le tribunal, que l’Administration avait parfaitement connu grâce à la grande supériorité de sa compétence technique l’erreur sur la substance commise par ses cocontractants, et qu’en serait-il ainsi, cela n’aurait aucune influence sur l’existence de l’erreur —, enfin que l’absence de vérité objective sur l’auteur du tableau litigieux est confirmée par les divergences persistantes entre spécialistes et qu’en outre, il est exclu que la décision de préemption de la Réunion des Musées nationaux ait pour les vendeurs une influence quelconque sur le résul- tat de l’adjudication;

Sur la demande dirigée contre la Réunion des Musées nationaux et le ministre de la Culture : — Considérant qu’en matière de ventes publiques d’œuvres d’art sur catalogue contenant certification d’expert, l’attribution de l’œuvre constitue tant pour le vendeur que pour l’acheteur une qualité substantielle de la chose vendue; que la conviction du vendeur quant à cette attribution s’apprécie en fonction des indications mentionnées sur le catalogue de la vente où figure la définition qu’il donne des caractéristiques substantielles et de la nature véritable de l’objet qu’il aliène; qu’en l’espèce, le tableau vendu le 21 février 1968 était décrit dans le catalogue : “Carrache (École des), Bacchanale. Toile agrandie; haut. 1,03 m, larg. 0,89 m”; que dans cette description qui fixe ainsi la nature de la chose, objet du contrat, ne figure aucune allusion à l’existence d’une possible attribution de l’œuvre à Nicolas Poussin, voire même à son école, à son style ou à sa manière, alors qu’il est pourtant d’usage, lorsqu’une incertitude subsiste sur la paternité d’une œuvre d’art, d’employer des formules telles que “signé de… attribué à… école de… style… genre… manière…”; qu’en l’absence de telles mentions, la seule indication “École des Carrache” à laquelle il n’est pas contesté que Nicolas Poussin n’a jamais appartenu, est exclusive d’une attribution à ce dernier et ne laisse subsister aucun aléa; qu’ainsi la preuve est administrée que les vendeurs, lorsqu’ils ont contracté, avaient la conviction que le tableau n’était pas de Nicolas Poussin et l’unique certitude qu’il devait être attribué à l’École des Carrache; — Considérant qu’il importe peu que les époux Saint-Arroman aient reconnu dans leurs écritures qu’une tradition familiale ancienne attribuait l’œuvre litigieuse à Nicolas Poussin, dès lors que, d’une part, seule leur conviction au moment de la vente doit être prise en considération; que, d’autre part, il ne peut être imputé à faute aux profanes qu’ils étaient de s’être rangés à l’opinion péremptoire émise par

M. Lebel, expert réputé, et entérinée par Me Rheims, commissaire-priseur de grand renom, et de s’être laissés convaincre que leur tradition familiale était erronée et que l’œuvre ne pouvait être de Nicolas Poussin; — Considérant que l’affirmation du commissaire-priseur et de l’expert selon laquelle les époux Saint-Arroman leur auraient tu cette tradition familiale ne saurait être tenue pour vraie comme prouvée; qu’émanant de parties intéressées à la solution du litige, elle est purement gratuite et n’est étayée par aucun élément, que de plus, il est sans vraisemblance que les époux Saint-Arroman, vendeurs au meilleur prix de leur tableau n’aient pas fait connaître à leurs mandataires l’attribution qu’en faisait leur tradition familiale, comme il est tout à fait improbable que les professionnels avisés qu’étaient ceux-ci ne les aient pas interrogés sur la connaissance qu’ils pouvaient avoir de l’auteur de l’œuvre qu’ils leur présentaient à la vente; que le moyen tiré de la faute inexcusable commise par les époux Saint-Arroman pour n’avoir pas révélé à Me Rheims et

M. Lebel ce qu’ils savaient de l’auteur de leur tableau manque en fait; — Considé- rant que si l’incertitude demeure sur l’authenticité de l’attribution du tableau au peintre Nicolas Poussin, en l’état d’avis aussi péremptoires que contradictoires d’experts éminents, et si la cour, en l’absence de preuves décisives, ne peut tran- cher sur ce point, ce partage des experts ne saurait cependant conduire à admettre, comme le soutient le ministre de la Culture, que l’erreur des époux Saint-Arroman ne serait pas admissible comme portant sur l’opinion que certains font de l’attribution et non point sur l’attribution elle-même; qu’en effet, ce partage, en ne permet- tant pas, précisément, d’exclure que l’œuvre soit “un authentique Poussin”, justifie la prétention de Mme Saint-Arroman excipant de l’erreur ayant consisté pour elle et son mari à vendre le tableau dans la conviction erronée qu’il ne pouvait absolument pas s’agir d’une œuvre de ce peintre, d’autant que dans le même temps selon ce que révèlent les éléments de la cause, la Réunion des Musées nationaux, lorsqu’elle a exercé son droit de préemption sur l’œuvre, avait, sinon la certitude qu’il s’agissait d’un tableau de Nicolas Poussin, du moins la conviction que son origine était différente de celle mentionnée au catalogue; qu’on ne s’expliquerait pas, s’il en avait été autrement, pourquoi elle avait, selon ses propres écritures, été autorisée à préempter dans la limite de 40 000 F somme de plus de 25 fois supé- rieure à l’estimation de 1 500 F faite par l’expert M. Lebel; qu’en outre, quinze jours après la vente, un article de Jacques Thuillier, spécialiste de Poussin, présen- tait le tableau comme une œuvre de Poussin découverte par la jeune équipe de la conservation du Louvre, opinion que la Réunion des Musées nationaux avait parta- gée en première instance puis abandonnée en cause d’appel pour les besoins de sa propre cause; — Considérant que, vainement, pour s’opposer à l’action de Mme Saint-Arroman, le ministre de la Culture objecte que l’erreur invoquée par celle-ci serait en fait une erreur sur la valeur et qu’elle ne saurait dès lors entraîner la nullité de la vente, la lésion n’étant pas une cause de rescision en matière de vente mobilière; qu’il convient, en effet, de distinguer entre l’erreur monétaire, qui procède d’une appréciation économique erronée effectuée à partir de données exactes, et l’erreur sur la valeur qualitative de la chose, qui n’est, comme en l’espèce, que la conséquence d’une erreur sur une qualité substantielle, l’erreur devant en ce cas être retenue en tant qu’erreur sur la substance; — Considérant que sans qu’il soit nécessaire de suivre autrement les parties dans le détail de leur argu- mentation, il convient de retenir que les époux Saint-Arroman, en croyant qu’ils vendaient une toile de l’École des Carrache, de médiocre notoriété, soit dans la conviction erronée qu’il ne pouvait s’agir d’une œuvre de Nicolas Poussin, alors qu’il n’est pas exclu qu’elle ait pour auteur ce peintre, ont fait une erreur portant sur la qualité substantielle de la chose aliénée et déterminante de leur consentement qu’ils n’auraient pas donné s’ils avaient connu la réalité; qu’il y a lieu en consé- quence, de confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a prononcé la nullité de la vente du 21 février 1968 sur le fondement de l’article 1110 du Code civil, et, y ajoutant, d’ordonner la restitution du tableau à Mme Saint-Arroman et de donner acte à celle-ci de son engagement de restituer le prix perçu soit la somme de 2 200 F;

Sur la demande dirigée contre MM. Rheims et Laurin et contre les consorts Lebel : — Considérant qu’en raison de son caractère subsidiaire, il n’y a point lieu de statuer sur la demande de Mme Saint-Arroman dirigée contre MM. Rheims et Laurin et les héritiers Lebel;

Par ces motifs, vu l’arrêt de la Cour de cassation du 13 décembre 1983;

statuant publiquement en audience solennelle et contradictoirement;

confirme en toutes ses dispositions le jugement entrepris; y ajoutant : en étend les effets au ministre de la Culture; ordonne la restitution du tableau litigieux à Mme Saint-Arroman; donne acte à Mme Saint-Arroman de son engagement de restituer le prix de vente perçu, soit la somme de 2 200 F; dit n’y avoir lieu de statuer sur la demande subsidiaire dirigée par Mme Saint-Arroman à l’encontre de MM. Rheims et Laurin et des héritiers de M. Lebel.


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