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POURPARLERS PRÉCONTRACTUELS. RUPTURE UNILATÉRALE. FAUTE. DOMMAGE /Com. 26 novembre 2003

Tiré de Dalloz

 

POURPARLERS PRÉCONTRACTUELS. RUPTURE UNILATÉRALE. FAUTE. DOMMAGE

Com. 26 novembre 2003

(D. 2004. 869, note A.-S. Dupré-Allemagne, JCP 2004. I. 163, no 18, obs. G. Viney, JCP E 2004. 738, note Ph. Stoffel-Munck, RDC 2004. 257, obs. D. Mazeaud, RTD civ. 2004. 80, obs. J. Mestre et B. Fages)

 

Soc. Alain Manoukian c. Wajsfisz

En conduisant des négociations parallèles, alors que les parties étaient parvenues à un projet d’accord aplanissant la plupart des difficultés, et en concluant un accord dont elle n’a informé son partenaire que 14 jours après, en lui laissant croire dans cet intervalle que la conclusion du contrat projeté restait possible, une partie a rompu unilatéralement et avec mauvaise foi des pourparlers.

Les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permette d’espérer la conclusion du contrat.

Le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en luimême et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur.

 

Faits. — La société Manoukian a entrepris, au printemps 1997, avec les consorts Wajsfisz, actionnaires de la société Stuck, une négociation afin que ceux-ci lui cèdent les actions composant le capital de cette société. Le 24 septembre 1997, soit environ six mois après le début des pourparlers, un projet d’accord stipulant diverses conditions suspensives qui devaient être réalisées avant le 31 octobre fut établi. Le 16 octobre, la société Manoukian accepta les demandes de modification formulées par les cédants et proposa de reporter au 15 novembre 1997 la date limite de réalisation des conditions. Les actionnaires de la société Stuck n’ayant formulé aucune observation, la société Manoukian leur adressa le 13 novembre un nouveau projet de cession. Après avoir laissé croire à la société Manoukian que seule l’absence de l’expert-comptable de la société Stuck retardait la signature de ce protocole, les consorts Wajsfisz ont informé celle-ci, le 24 novembre, qu’ils avaient consenti, dès le 10 novembre, à la société Les complices une promesse de cession des actions de la société Stuck.

La société Manoukian a alors exercé contre les consorts Wajsfisz ainsi que contre la société Les complices une action en responsabilité pour rupture fautive des pourparlers. La cour de Paris a reconnu la responsabilité des premiers mais non celle de la seconde. Elle a condamné les consorts Wajsfisz à payer à la société Manoukian 400 000 francs de dommages-intérêts.

Les consorts Wajsfisz et la société Manoukian ont, chacun, formé un pourvoi contre cet arrêt. Les premiers reprochent à la cour d’appel d’avoir retenu leur responsabilité, alors qu’ils n’avaient pas commis d’abus dans l’exercice de la liberté de rompre les pourparlers. La seconde conteste l’appréciation faite par la cour d’appel de son préjudice en ce qu’elle a refusé de tenir compte de la perte de chance de réaliser les gains qui pouvaient être espérés si le contrat avait été conclu et en ce qu’elle a mis hors de cause la société Les complices.

 

ARRÊT

La Cour :

 

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 29 octobre 1999), que la société Alain Manoukian a engagé avec les consorts Wajsfisz, actionnaires de la société Stuck, des négociations en vue de la cession des actions composant le capital de cette société; que les pourparlers entrepris au printemps de l’année 1997 ont, à l’issue de plusieurs rencontres et de divers échanges de courriers, conduit à l’établissement, le 24 septembre 1997, d’un projet d’accord stipulant notamment plusieurs conditions suspensives qui devaient être réalisées avant le 10 octobre de la même année, date ultérieurement reportée au 31 octobre; qu’après de nouvelles discussions, la société Alain Manoukian a, le 16 octobre 1997, accepté les demandes de modification formulées par les cédants et proposé de reporter la date limite de réalisation des conditions au 15 novembre 1997; que les consorts Wajsfisz n’ayant formulé aucune observation, un nouveau projet de cession leur a été adressé le 13 novembre 1997; que le 24 novembre, la société Alain Manoukian a appris que les consorts Wajsfisz avaient, le 10 novembre, consenti à la société Les complices une promesse de cession des actions de la société Stuck; que la société Alain Manoukian a demandé que les consorts Wajsfisz et la société Les complices soient condamnés à réparer le préjudice résultant de la rupture fautive des pourparlers ;

 

Sur le moyen unique du pourvoi formé par les consorts Wajsfisz, pris en ses deux branches :

 

Attendu que les consorts Wajsfisz font grief à l’arrêt de les avoir condamnés à payer à la société Alain Manoukian la somme de 400 000 francs à titre de dommages-intérêts alors, selon le moyen :

1/ que la liberté contractuelle implique celle de rompre les pourparlers, liberté qui n’est limitée que par l’abus du droit de rompre qui est une faute caractérisée par le fait de tromper la confiance du partenaire ; que la cour d’appel, qui n’a relevé aucun élément à la charge du cédant de nature à caractériser un tel comportement, contraire à la bonne foi contractuelle, a privé sa décision de toute base légale au regard des articles 1382 et 1383 du Code civil ;


2/ que celui qui prend l’initiative de pourparlers en établissant une proposition d’achat de la totalité des actions d’une société, soumise à plusieurs conditions suspensives affectées d’un délai de réalisation, et qui ne manifeste aucune diligence pour la réalisation de ces conditions, ne saurait imputer à faute la rupture par son partenaire des pourparlers, après l’expiration de ce délai, de sorte que la cour d’appel, en statuant comme elle l’a fait, a violé les articles 1382 et 1383 du Code civil ;

Mais attendu, d’une part, qu’après avoir relevé, d’un côté, que les parties étaient parvenues à un projet d’accord aplanissant la plupart des difficultés et que la société Alain Manoukian était en droit de penser que les consorts Wajsfisz étaient toujours disposés à lui céder leurs actions et, d’un autre côté, que les actionnaires de la société Stuck avaient, à la même époque, conduit des négociations parallèles avec la société Les complices et conclu avec cette dernière un accord dont ils n’avaient informé la société Alain Manoukian que quatorze jours après la signature de celui-ci, tout en continuant à lui laisser croire que seule l’absence de l’expert-comptable de la société retardait la signature du protocole, la cour d’appel a retenu que les consorts Wajsfisz avaient ainsi rompu unilatéralement et avec mauvaise foi des pourparlers qu’ils n’avaient jamais paru abandonner et que la société Alain Manoukian poursuivait normalement; qu’en l’état de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a légalement justifié sa décision ;

Et attendu, d’autre part, que la cour d’appel ayant relevé, par un motif non critiqué, que les parties avaient, d’un commun accord, prorogé la date de réalisation des conditions suspensives, le moyen pris de la circonstance que la rupture des pourparlers aurait été postérieure à cette date est inopérant; d’où il suit que le moyen ne peut être accueilli en aucune de ses branches ;

 

Sur le premier moyen du pourvoi formé par la société Alain Manoukian :

 

Attendu que la société Alain Manoukian fait grief à l’arrêt d’avoir limité à 400 000 francs la condamnation à dommages-intérêts prononcée à l’encontre des consorts Wajsfisz alors, selon le moyen, que celui qui rompt brutalement des pourparlers relatifs à la cession des actions d’une société exploitant un fonds de commerce doit indemniser la victime de cette rupture de la perte de la chance qu’avait cette dernière d’obtenir les gains espérés tirés de l’exploitation dudit fonds de commerce en cas de conclusion du contrat; qu’il importe peu que les parties ne soient parvenues à aucun accord ferme et définitif; qu’en l’espèce, la cour d’appel a constaté que les consorts Wajsfisz avaient engagé leur responsabilité délictuelle envers la société Alain Manoukian en rompant unilatéralement, brutalement et avec mauvaise foi les pourparlers qui avaient eu lieu entre eux au sujet de la cession des actions de la société Stuck exploitant un fonds de commerce dans le centre commercial Belle Épine; qu’en estimant néanmoins que le préjudice subi par la société Alain Manoukian ne pouvait correspondre, du seul fait de l’absence d’accord ferme et définitif, à la perte de la chance qu’avait cette société d’obtenir les gains qu’elle pouvait espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce et en limitant la réparation du préjudice subi par la société Alain Manoukian aux frais occasionnés par la négociation et aux études préalables qu’elle avait engagées, la cour d’appel a violé l’article 1382 du Code civil;

Mais attendu que les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat;

 

Attendu que la cour d’appel a décidé à bon droit qu’en l’absence d’accord ferme et définitif, le préjudice subi par la société Alain Manoukian n’incluait que les frais occasionnés par la négociation et les études préalables auxquelles elle avait fait procéder et non les gains qu’elle pouvait, en cas de conclusion du contrat, espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce ni même la perte d’une chance d’obtenir ces gains; que le moyen n’est pas fondé ;

 

Et sur le second moyen du même pourvoi :

 

Attendu que la société Alain Manoukian fait encore grief à l’arrêt d’avoir mis hors de cause la société Les Complices alors, selon le moyen, que le seul fait pour l’acquéreur de garantir par avance le vendeur de toute indemnité en cas de rupture des pourparlers auxquels ce dernier aurait pu se livrer avec un tiers antérieurement constitue une faute dont l’acquéreur doit réparation envers la victime de la rupture des pourparlers dès lors qu’une telle garantie constitue pour le vendeur, et pour le profit de l’acquéreur, une incitation à rompre brutalement des pourparlers, fussent-ils sur le point d’aboutir, sans risque pour lui; qu’en l’espèce, la cour d’appel a constaté qu’aux termes de la convention de cession liant les consorts Wajsfisz à la société Les complices, celle-ci s’était engagée à garantir les vendeurs de toute indemnité que ceux-ci seraient éventuellement amenés à verser à un tiers pour rupture abusive des pourparlers; qu’en considérant néanmoins que la société Les complices, dont les juges du fond ont constaté qu’elle avait profité des manœuvres déloyales commises par les consorts Wajsfisz à l’encontre de la société Alain Manoukian, n’avait commis aucune faute envers la société Alain Manoukian, victime de la rupture brutale des pourparlers qu’elle avait engagés avec les consorts Wajsfisz, peu important qu’il n’ait pas été démontré que la société Les complices avait eu connaissance de l’état d’avancement de ces pourparlers, la cour d’appel a violé l’article 1382 du Code civil;

Mais attendu que le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en lui-même et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur;

 

 Attendu qu’ayant relevé que la clause de garantie insérée dans la promesse de cession ne suffisait pas à établir que la société Les Complices avait usé de procédés déloyaux pour obtenir la cession des actions composant le capital de la société Stuck, ni même qu’elle avait une connaissance exacte de l’état d’avancement des négociations poursuivies entre la société Alain Manoukian et les cédants et du manque de loyauté de ceux-ci à l’égard de celle-là, la cour d’appel a exactement décidé que cette société n’avait pas engagé sa responsabilité à l’égard de la société Alain Manoukian, peu important qu’elle ait en définitive profité des manœuvres déloyales des consorts Wajsfisz; que le moyen n’est pas fondé;

Par ces motifs, rejette…

 

 

OBSERVATIONS

 

Envisageant la formation du contrat comme un « coup de foudre » marqué par la rencontre de l’offre et de l’acceptation, les rédacteurs du Code civil sont restés muets sur la période des pourparlers contractuels, durant laquelle les éventuels contractants échangent leurs points de vue, formulent et discutent les propositions qu’ils se font mutuellement afin de déterminer le contenu du contrat, sans être pour autant assurés de le conclure. C’est pourtant une phase essentielle puisque, de son bon déroulement, dépendront bien souvent l’équilibre du contrat et la qualité de sa rédaction. Il est donc revenu à la jurisprudence d’en définir le régime juridique. Longtemps, les actions en responsabilité ont été, en la matière, relativement rares, les milieux d’affaire étant attachés au « dogme (de) la liberté de ne pas donner suite à des pourparlers même très avancés » (Durry, obs. RTD civ. 1972. 780) et la vraie sanction de telles pratiques étant la réputation de l’entreprise. Mais l’importance des enjeux économiques et des frais engagés ainsi, probablement, qu’une certaine évolution des mentalités ont conduit à une inflation du contentieux précontractuel. D’où le souci de la haute juridiction de préciser les principes juridiques qui gouvernent celui-ci. Dans cette ligne, on a pu voir dans la décision ci-dessus reproduite un « grand arrêt » (Mestre et Fages, RTD civ. 2004. 86; G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 18), en ce qu’il opère un « important effort de clarification » sur trois points essentiels : la définition de la faute de celui qui rompt unilatéralement des pourparlers (I), la détermination du préjudice réparable dans une telle hypothèse (II), ainsi que la responsabilité du tiers qui a effectivement contracté avec l’auteur de la rupture (III). Les projets de réforme du droit des contrats consacrent, pour l’essentiel, les solutions ainsi dégagées (IV).

 

I. — La rupture abusive des pourparlers

 

1/La période précontractuelle est placée sous le double signe de la liberté et de la bonne foi. La liberté : chacun doit pouvoir mettre fin librement aux pourparlers. Ainsi le veut la conception traditionnelle du contrat. Pièce essentielle du bon fonctionnement d’une économie de marché, la liberté contractuelle suppose qu’on puisse mener des pourparlers parallèles, comparer diverses propositions, choisir la plus avantageuse et donc rompre avec ceux qui ont émis celles qui le sont moins. La bonne foi : elle préside non seulement à l’exécution du contrat (art. 1134, al. 3 C. civ.), mais aussi à sa formation. Les parties doivent négocier loyalement (Ph. Stoffel-Munck, L’abus dans le contrat, thèse Aix-enProvence, éd. 2000, no 121, p. 111; en droit comparé, v. R. Monzer, « Les effets de la mondialisation sur la responsabilité précontractuelle », RID comp. 2007. 523).

La conciliation de ces directives ne va pas sans difficultés. Certes, il est des cas extrêmes où la solution est évidente. Ainsi en va-t-il lorsqu’un des partenaires commet une faute extérieure à la rupture, par exemple en accomplissant un acte de concurrence déloyale constitué par l’utilisation abusive de données techniques révélées pour les besoins de la négociation. Sa responsabilité civile délictuelle est alors manifestement engagée (v. par ex. Com. 3 oct. 1978, Bull. civ. IV, no 209, D. 1980. 55, note J. Schmidt-Szalewski, RTD com. 1979. 250, obs. Chavanne et Azema). Ainsi en va-t-il encore lorsque le point de nonretour a été atteint et le contrat conclu (sur cette question, v. infra, no 145), en sorte que la rupture n’est en réalité qu’un refus d’exécuter un contrat déjà formé, refus qui engage alors la responsabilité contractuelle de son auteur. Mais, en dehors de ces cas extrêmes, le mode sur lequel s’opère la conciliation entre le principe de la liberté contractuelle et celui qui veut que les négociations soient menées de façon loyale n’est pas sans présenter une « part de mystère » (O. Deshayes, « Le dommage précontractuel », RTD com. 2004. 188; rappr. D. Mazeaud, « Mystères et paradoxes de la période précontractuelle », Mélanges J. Ghestin, 2001, p. 637 s.).

 

A priori, la réponse à cette difficulté doit être recherchée dans la directive qui est utilisée à chaque fois qu’est en jeu l’exercice d’une liberté essentielle : celui-ci ne doit pas revêtir un caractère abusif (v. Civ. 30 mai 1838, supra, no 32, à propos de la liberté du mariage et de la rupture des fiançailles). Autrement dit, la rupture des pourparlers n’est pas un acte discrétionnaire. Celui qui participe à une négociation accepte les risques d’un échec à la condition qu’elle ait été menée de façon loyale; au cas contraire, il y a abus de la liberté de rompre (J. Ghestin, « La responsabilité délictuelle pour rupture abusive des pourparlers », JCP 2007. I. 155, no 1). Reste à savoir quand, concrètement, l’exercice de cette liberté sera jugé abusif.

 

2/Le point d’équilibre entre liberté contractuelle et obligation de négocier de bonne foi a varié. Alors que, à l’origine, on était porté à faire prévaloir l’idée qu’on est libre de ne pas donner suite à des pourparlers mêmes très avancés, en sorte que l’abus était compris très strictement, l’évolution ultérieure a conduit à entendre celui-ci de plus en plus largement.

L’abus est, à l’évidence, constitué lorsque l’auteur de la rupture est animé par l’intention de nuire à son partenaire (rappr. pour l’abus du droit de propriété, supra, no 69). Tel est le cas de celui qui rompt des négociations, engagées sans intention sérieuse de contracter, à seule fin d’occasionner des dépenses à son partenaire ou pour obtenir la révélation de certains secrets. Tel est encore le cas de celui qui accompagne la rupture des pourparlers de propos diffamatoires qui portent atteinte à la réputation de son partenaire. À partir des années 1970, la haute juridiction a admis que la rupture des pourparlers revêt un caractère abusif, même en l’absence d’intention de nuire, dès lors qu’elle a été réalisée de mauvaise foi. Tel est le cas de celui qui rompt des pourparlers en se retranchant derrière l’existence d’une clause d’exclusivité, dont il n’avait soufflé mot antérieurement (Com. 21 mars 1972, Bull. civ. IV, no 93, RTD civ. 1972. 780, obs. Durry). Tel était encore le cas, en l’espèce, du fait que l’interlocuteur de la société Manoukian lui avait laissé croire que la conclusion du contrat projeté était encore possible, alors que ce contrat était déjà conclu avec un tiers.

Assouplissant encore ses exigences, la Cour de cassation admet que l’abus du droit de rompre les négociations est constitué lorsque l’auteur de la rupture a agi, sans motif légitime, avec une « légèreté blâmable », sans qu’il soit alors nécessaire de caractériser l’existence de la mauvaise foi ou d’une intention de nuire (Com. 22 févr. 1994, Bull. civ. IV, no 79, p. 61, RTD civ. 1994. 849, obs. Mestre). Pour qu’il en aille ainsi, il faut que les pourparlers soient très avancés et aient fait naître chez le partenaire une confiance dans la conclusion du contrat. Ainsi la chambre commerciale a jugé que revêt un caractère fautif le comportement de celui qui rompt brutalement et sans motif légitime des pourparlers qui se sont déroulés pendant une longue période (Com. 7 janv. 1997, D. 1998. 45, note P. Chauvel; 18 janv. 2011, RTD civ. 2011. 345, obs. B. Fages). Ainsi encore, la même chambre a jugé que la rupture, pour des considérations internes au groupe, de négociations durant lesquelles il avait été laissé espérer au partenaire pendant quatre années un accord définitif, est dépourvue de motif légitime (Com. 7 avr. 1998, JCP E 1999. 579, note J. Schmidt-Szalewski). À l’inverse, la rupture ne revêt pas un caractère abusif lorsqu’elle est justifiée par un motif légitime : désaccord sur le prix, inaptitude du partenaire à répondre aux exigences techniques recherchées, etc. (v. décisions citées par J. Ghestin, art. préc., JCP 2007. I. 155, no 27), difficultés économiques rencontrées par celui-ci (Com. 20 nov. 2007, Paris 13 sept. 2007, RTD civ. 2008. 101, obs. B. Fages).

 

3/On a récemment entrepris de conceptualiser la matière en proposant de distinguer la « faute de rupture » des pourparlers qui « consiste dans le fait d’avoir rompu les négociations » et la « faute dans la rupture » des pourparlers ou « faute de négociation », laquelle serait « étrangère à la rupture mais commise ou révélée à l’occasion de celle-ci » (O. Deshayes, « Le dommage précontractuel », RTD com. 2004. 195, no 16). Alors que la première ne pourrait engager la responsabilité de son auteur car, du fait de la liberté de contracter, la décision de rompre les négociations ne pourrait en réalité jamais être fautive, il en irait différemment de la seconde. La distinction est, au premier abord, séduisante. Elle présente le mérite de bien faire ressortir que c’est fréquemment une faute dans la façon dont les négociations ont été nouées ou conduites qui sera sanctionnée à l’occasion de la rupture des pourparlers, plus qu’une faute tenant à la rupture elle-même. Ainsi en va-t-il de celui qui conduit des pourparlers sur la base d’un prix très exagéré alors qu’il en mène parallèlement d’autres ayant le même objet pour un prix nettement inférieur (Civ. 2e, 4 juin 1997, RTD civ. 1997. 921, obs. Mestre) ou encore de celui qui entame des pourparlers sans faire état de la nécessité de recourir à un prêt et qui les poursuit en gardant le silence sur la non-obtention de celui-ci (Civ. 1re, 6 janv. 1998, JCP 1998. II. 10066, note B. Fages, Defrénois 1998. 743, obs. D. Mazeaud). On a néanmoins pu se demander si la distinction entre faute de rupture et faute dans la rupture ne revêt pas parfois un caractère « artificiel » (J. Ghestin, art. préc., JCP 2007. I. 155, no 16). Comme on l’a vu, la jurisprudence n’hésite pas à considérer comme fautives des ruptures survenues, en présence de pourparlers très avancés, sans motif légitime (supra, § 3). Dans un tel cas, les circonstances qui sont supposées conférer un caractère fautif à la rupture s’identifient très largement à la décision de rompre. Le fait d’avoir laissé les pourparlers se prolonger, en sorte qu’a pu naître chez le partenaire l’espoir que le contrat allait être conclu n’a, en soi et à lui seul, rien de fautif. C’est la décision de rompre sans motif légitime qui lui confère cette coloration. Au cas où existent de tels motifs, il ne saurait y avoir faute. C’est dire qu’il est alors singulièrement difficile de distinguer faute de rupture et faute dans la rupture ou faute de négociation. Aussi bien a-t-on pu observer, à propos de l’arrêt Manoukian, que celui-ci « ne choisit pas entre (c)es deux conceptions de la faute précontractuelle […]. En effet, les constatations de la cour d’appel que la Cour de cassation a jugées suffisantes orientent à la fois dans les deux directions. Certaines d’entre elles caractérisent plutôt une « faute de négociation » : c’est le cas, par exemple, de l’annonce tardive de l’accord avec le tiers. En revanche, la durée des pourparlers, la dissimulation des contacts avec le tiers et la prolongation des délais de signature sous des prétextes fallacieux marquent plutôt une volonté de susciter chez le partenaire une « confiance légitime » dans l’issue positive des pourparlers dont l’interruption caractériserait plutôt une « faute de rupture » (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 19). Conscient de ce que sa construction peine à rendre compte du droit positif, M. Deshayes paraît favorable à ce que la Cour de cassation renonce à contrôler les motifs de la rupture des négociations (O. Deshayes, note, JCP 2006. II. 10130, in fine).

Les discussions auxquelles donne lieu la définition de la faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas sans répercussion sur la détermination de l’étendue du préjudice réparable en cas de rupture abusive des pourparlers.

 

II— La détermination du préjudice réparable

 

À supposer établi le caractère abusif de la rupture des pourparlers, il faut encore que cette rupture ait causé un préjudice pour que celui qui se plaint de cette rupture puisse obtenir réparation. Au premier abord, tant le principe de réparation intégrale que le pouvoir souverain dont disposent les juges du fond dans l’évaluation du montant des dommages paraissent retirer « tout intérêt théorique » à la détermination du préjudice précontractuel réparable (O. Deshayes, art. préc., RTD com. 2004. 188). Mais, face à la prolifération du contentieux précontractuel, la haute juridiction s’est employée à préciser les principes juridiques qui gouvernent cette question. Ceux-ci se sont longtemps ordonnés autour de deux certitudes et d’une interrogation.

 

*Première certitude : la victime de la rupture ne peut obtenir la conclusion forcée du contrat, sous couvert de réparation en nature, ni le gain qu’elle escomptait de la conclusion de celui-ci. Cela reviendrait, en effet, à donner effet, directement dans le premier cas, indirectement dans le second, à un contrat qui n’a pas été conclu (rappr. Malaurie, Aynès et Stoffel-Munck, Les obligations, no 464), et par là même à nier la liberté contractuelle.

 

*Deuxième certitude : les frais engagés par le négociateur victime de la rupture abusive rentrent dans le préjudice réparable, au titre de l’indemnisation de la perte subie. Certes, les frais causés par la négociation sont normalement supportés, sauf stipulations particulières, par celui qui les a engagés, que celle-ci échoue ou réussisse, car il s’agit d’un « investissement commercial aléatoire » (J. Ghestin, « Les dommages réparables à la suite de la rupture abusive des pourparlers », JCP 2007. I. 157, no 19). Mais chacun des partenaires n’accepte le risque de perdre l’investissement que constituent les frais de négociation que si celle-ci est conduite de manière loyale. Aussi bien la haute juridiction décide-t-elle, dans l’arrêt ci-dessus reproduit, que la cour d’appel avait à bon droit inclus dans le préjudice subi par la société Manoukian « les frais occasionnés par la négociation et les études préalables ».


 

*Une interrogation : à défaut d’inclure dans le préjudice réparable la perte du gain attendu du contrat avorté, peut-on du moins prendre en compte la perte de la chance de réaliser ce gain, afin de tenir compte de l’aléa affectant la conclusion du contrat ? Longtemps, la question a été discutée. Si certaines décisions s’opposaient à la réparation de ce préjudice (Versailles, 8 mars 1985, JurisData no 1985-041111), d’autres l’admettaient (Versailles, 1er avr. 1999, RJDA 1999, no 1285; Paris 10 mars 2000, JCP E 2001. 422, note Violet). Quant à la doctrine, elle enseignait que c’est, en fonction des circonstances concrètes, particulièrement du degré d’avancement des pourparlers, que « le juge peut décider si la perspective de gain mérite d’être au moins partiellement prise en considération pour évaluer l’indemnité qui compense une perte de chance » (G. Viney, Introduction à la responsabilité, 2008, no 198).

 

1/ Prenant ses distances avec une telle analyse, l’arrêt Manoukian refuse l’indemnisation d’un tel préjudice au motif que « les circonstances constitutives d’une faute commise dans l’exercice du droit de rupture unilatérale des pourparlers précontractuels ne sont pas la cause du préjudice consistant dans la perte d’une chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat », en sorte que la cour d’appel a décidé « à bon droit » que le préjudice subi par la société Manoukian n’inclut pas « les gains qu’elle pouvait, en cas de conclusion du contrat, espérer tirer de l’exploitation du fonds de commerce ni même la perte d’une chance d’obtenir ces gains ». Posée dans la présente affaire par la chambre commerciale (v. depuis : Com. 18 sept. 2012, D. 2012. 2241, CCC 2012, no 274, note L. Leveneur, RDC 2013. 98, obs.O. Deshayes, RTD civ. 2012. 721, obs. B. Fages), la solution a été réaffirmée en termes fort proches par la troisième chambre civile (Civ. 3e, 28 juin 2006, JCP 2006. II. 10130, note O. Deshayes, CCC 2006, no 223, note L. Leveneur, RDC 2006. 1069, obs. D. Mazeaud; 7 janv. 2009, D. 2009. 297, RCA 2009,

no 67, RDC 2009. 480, obs. Y.-M. Laithier, RTD civ. 2009. 113, obs. B. Fages). Le négociateur, victime d’une rupture fautive des pourparlers, ne peut donc pas obtenir réparation du préjudice résidant dans la perte d’une chance de tirer profit du contrat avorté.

La logique qui guide la décision paraît être la suivante : un tel préjudice résulte de la rupture des négociations et non des circonstances qui ont entouré cette rupture et lui ont conféré un caractère fautif. Partant, la rupture, seule cause du préjudice, n’étant pas à elle seule fautive en raison du principe de liberté contractuelle, les conditions de la responsabilité ne sont pas réunies (v. en ce sens, D. Mazeaud, RDC 2006. 1070; L. Leveneur, CCC 2006, no 223). Ainsi qu’on l’a vu, une telle analyse ne va pas sans une part d’artifice (supra, § 4; rappr. Mestre et Fages, RTD civ. 2004. 83).

 

2/En réalité, l’explication profonde de cette jurisprudence réside probablement dans le fait qu’en indemnisant le négociateur, victime d’une rupture, des frais qu’il a engagés pour les besoins de la négociation, les tribunaux le replacent dans la situation qui aurait été la sienne s’il n’y avait pas eu de négociation. Or l’indemniser de la perte de la chance d’obtenir les gains attendus de la conclusion du contrat reviendrait à mettre le demandeur, sinon dans la situation qui aurait été la sienne si les négociations avaient été conduites à leur terme (J. Ghestin, art. préc., JCP 2007. I. 157, no 18), du moins dans « l’état le plus proche possible de celui qui serait résulté d’une poursuite des négociations » (O. Deshayes, JCP 2006. II. 10130). En dépit de sa « souplesse », il ne paraît pas de bonne méthode que la responsabilité puisse servir en même temps « à gommer les négociations et […] à simuler leur poursuite » (O. Deshayes, JCP 2006. II. 10130).

Aussi bien, en se prononçant de la sorte, la jurisprudence française s’aligne-t-elle sur les solutions qui sont habituellement reçues en droit comparé. S’inspirant des analyses de Ihering (« De la culpa in contrahendo ou des dommages-intérêts dans les conventions nulles ou restées imparfaites », Œuvres choisies, t. II, 1893, p. 16 s.), de nombreux pays déterminent le préjudice réparable en cas de rupture des pourparlers, en prenant en compte l’« intérêt négatif » qu’aurait eu le demandeur à ne pas s’engager dans une négociation et non l’« intérêt positif » qu’il aurait retiré de la conclusion et de l’exécution du contrat (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 21; O. Deshayes, note préc.; sur cette distinction, v. Y.-M. Laithier, « La distinction entre “intérêt positif” et “intérêt négatif” à l’épreuve des avant-contrats », in L’avant-contrat, actualité du processus de formation des contrats, dir. O. Deshayes, 2008, p. 153). Est ainsi utilement encadrée l’importance des risques liés à une négociation contractuelle et à son éventuel échec.

 

3/Toute perte de chance n’est cependant pas exclue de la définition du préjudice réparable en cas de rupture abusive des pourparlers. La jurisprudence regarde, en effet, comme un dommage réparable, la perte de chance de conclure un contrat avec un tiers. Comme on l’a justement observé, « l’échec des négociations n’étant pas le plus souvent immédiat, tout le temps consacré aux négociations infructueuses est autant de temps perdu pour arriver à la conclusion d’un contrat satisfaisant avec un autre partenaire » (O. Deshayes, art. préc., RTD com. 2004. 193, no 11). Partant, les occasions ratées de conclure avec un tiers, pourvu qu’elles apparaissent suffisamment certaines, peuvent constituer pour la victime un préjudice réparable (Com. 7 avr. 1998, préc.). Mais c’est d’autres tiers qu’il était, en la circonstance, question.

 

III— La responsabilité du tiers qui a contracté avec l’auteur de la rupture

 

1/La rupture des pourparlers dont se plaignait la société Manoukian s’expliquait par le fait que les consorts Wajsfisz avaient finalement conclu le contrat projeté avec un tiers au nom prédestiné, la société les complices. La société Manoukian lui ayant également demandé réparation, la haute juridiction avait à connaître d’une question à laquelle elle n’avait pas encore apporté jusqu’alors une réponse tranchée : à quelles conditions le tiers qui a fait échouer les pourparlers en s’adjugeant le bénéfice du contrat peut-il voir sa responsabilité engagée ?


 

Elle y répond par un attendu soigneusement ciselé : « le simple fait de contracter, même en connaissance de cause, avec une personne ayant engagé des pourparlers avec un tiers ne constitue pas, en lui-même et sauf s’il est dicté par l’intention de nuire ou s’accompagne de manœuvres frauduleuses, une faute de nature à engager la responsabilité de son auteur ».

L’affirmation de principe ne surprend pas puisqu’il est généralement admis que le fait de mener une négociation parallèle avec un tiers ou de ne pas informer son partenaire d’une telle négociation ne constitue pas une faute, sauf clause d’exclusivité ou de sincérité. Ainsi le veulent les règles du marché. Ceci étant, même dans le cas où le comportement de celui qui conduit ces négociations parallèles serait fautif parce que, comme en l’espèce, il existe des pourparlers très avancés, cela ne suffirait pas à engager la responsabilité du tiers. Ce n’est que dans l’hypothèse où le comportement de ce dernier aurait été dicté par une intention de nuire ou s’accompagnerait de manœuvres frauduleuses que sa responsabilité pourrait être engagée. Si, comme on l’a souligné (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 23), la réserve de l’intention de nuire semble assez théorique, encore qu’on puisse imaginer une entreprise qui n’accepte de conclure un contrat que dans le but de faire échouer des pourparlers engagés avec un concurrent, les manœuvres frauduleuses sont, en revanche, « plus facilement concevables », le tiers délivrant des informations inexactes sur son concurrent afin de l’emporter sur celui-ci.

En l’occurrence, le grief de la société Manoukian à l’encontre de la société les complices tenait au fait que celle-ci avait, dans la promesse de cession d’actions, souscrit une clause par laquelle elle garantissait le négociateur de toute indemnité pour rupture abusive des pourparlers. Pour la haute juridiction, il n’y a pas là une manœuvre frauduleuse. La solution diffère de celle qui est retenue au cas où un tiers se rend complice de la violation d’un contrat par une partie. Sa responsabilité est engagée, dès lors qu’il s’est associé à la violation d’un contrat dont il connaissait l’existence. Il existe, au demeurant une différence marquée entre les deux situations. Alors que, dans un cas, le tiers porte atteinte à un contrat formé dont les obligations lui sont opposables, il n’existe dans l’autre aucune obligation contractuelle. Comme on l’a justement souligné, en période de pourparlers, le tiers « est seulement tenu d’observer la bonne foi qui doit régner entre concurrents, (en sorte que) la faute qui pourrait engager sa responsabilité devrait s’apprécier en fonction des critères qui sont appliqués pour définir la concurrence déloyale » (G. Viney, JCP 2004. I. 163, no 23).

 

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